Dernier jour 15h40

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Agence France Presse, Aldrin, aujourd'hui, 15h40. On apprend que le colonel Jean-Xavier Albert s'est tué dans un crash sur la surface lunaire à la suite de problèmes techniques au cours d'un vol d'essai de son patrouilleur spatial expérimental. Le colonel Albert était un astronaute vétéran, pilote d'essai réputé. Originaire de Saint-Florent sur Cher (18), il comptait parmi les Français les plus expérimentés en vol spatial. Il était marié et père de deux enfants.

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Lorsque Claire arriva au bout de la rue où se trouvait la maison de Lise, elle la trouva barrée par une automitrailleuse kaki avec un grand carré azur sur la portière. Il en sortit un jeune soldat indien qui vérifia son identité avec soin. Elle trouva le devant de la maison de Lise exempt de voiture en stationnement, à l'exception d'un second véhicule de casques bleus dont sortit un autre jeune soldat, une grande Indienne maigre qui vint à sa rencontre, tandis que Claire sortait, laissant Émilie dans la voiture.

— Capitaine Gustafson, deuxième vérification s'il vous plaît.

Claire lui tendit son badge et en retour l'autre lui tendit l'oculaire de l'appareil de lecture de rétine, qui bientôt émit le bip bref annonçant une identification confirmée. L'Indienne lui dit :

« Votre collègue est à l'intérieur.

— Pardon ? demanda Claire dont le cœur s'emballait déjà. Qui ça ?

— Durand. Colonel Durand.

Claire hocha la tête pour donner le change, mais sa main fourmillait déjà de se saisir de son arme.

— Ah, oui. Il est là depuis longtemps ?

— Non, même pas cinq minutes.

Claire hésita.

— Je vous laisse ma fille dans la voiture. Je n'en ai pas pour longtemps, mentit-elle.

— OK.

Claire se pencha pour ouvrir la boîte à gant et elle en extirpa le gilet pare-balles qu'elle enfila sous le regard stupéfait de l'Indienne. En marchant d'un pas pressé vers la maison de Lise, Claire attrapa à sa ceinture la minidose auto-injectable d'amphétamine de combat qu'elle gardait avec elle depuis les premières émeutes après l'Annonce, et elle se l'injecta dans la carotide. Elle serra les dents sous la violence du rush, le changement des couleurs avec le flash correspondant à l'ouverture de ses pupilles, le boum dans ses oreilles quand son système cardiovasculaire rétrograda férocement. Elle sortit de sa poche la clé numérique que Morgan lui avait confiée et elle l'approcha du battant de la porte pour en déclencher l'ouverture. Le cœur battant à tout rompre, elle dégaina son automatique et retira le cran de sécurité. En refermant sans bruit la porte derrière elle, elle entendit Lise demander :

— Du sucre dans votre café ?

Elle ne reconnut pas la voix qui répondit : non merci. En pénétrant dans le salon, elle braqua son arme vers l'homme, et elle vit dans son regard qu'il avait compris. Il y eut un grand bruit de porcelaine brisée, qui fit sursauter Claire. Lise avait lâché son plateau. Au lieu de crier, elle appela Esmeralda qui jouait à la poupée dans le coin opposé du salon. Elle le fit avec un ton tel, à la fois calme et impératif, que la petite vint se ranger derrière elle, en prenant la situation d'un seul regard de ses grands yeux inquiets.

L'homme fit d'un ton plaisant avec un léger accent français :

— Eh bien, capitaine Gustafson, je vois que vous prenez très à cœur les consignes de sécurité, mais en l'occurrence, votre défiance à mon égard est très exagérée.

Claire avala sa salive et, sans cesser de lui viser la tête, elle lui répondit posément, car elle savait que sinon, avec la drogue, elle allait bafouiller :

— Vous allez prendre votre arme très lentement et la poser sur la table devant vous en la tenant par le canon.

Il rit avec un air aimable.

— Voyons Capitaine, c'est ridicule, mes accréditations viennent d'être vérifiées par vos soldats.

— Le Colonel Durand a été tué par une bombe, à Almogar, il y a moins d'une heure.

— Allons bon ! C'est la meilleure ! fit-il en français, il continua en anglais :

« Il s'agit bien entendu d'un autre Durand, vous savez, chez nous, c'est un patronyme très répandu.

— Pour la dernière fois : prenez votre arme et posez-la en la tenant par le canon sur la table devant vous.

Il rit à nouveau, commença à secouer la tête en ouvrant la bouche pour répliquer. Claire tira une balle dans le dossier du fauteuil, à moins d'une main de son épaule, puis en clignant les yeux, elle revint pointer l'arme entre ses yeux. Esmeralda derrière elle avait poussé un bref cri de terreur, très aigu. L'homme porta une main tremblante dans sa veste et vint poser un gros automatique sur la table basse.

« Levez-vous très lentement et reculez.

Il obtempéra. Son visage s'était métamorphosé en un masque dur de détermination et de colère, ou peut-être même de la haine.

« Lise, fit Claire, allez chercher cette arme.

Comme Lise obéissait, on frappa à la porte.

— Capitaine Gustafson ? demanda la voix de l'Indienne, nous avons cru entendre une détonation. Capitaine Gustafson ? Êtes-vous là ? Que se passe-t-il ?

— Oui, cria Claire, sans lâcher l'autre des yeux, tout va bien.

Puis elle dit plus bas :

« Lise, allez lui ouvrir, s'il vous plaît. Surtout, ne lui dites rien.

Lise donna l'arme à Claire qui la posa à ses pieds sans cesser de tenir le faux Durand en joue.

Comme Lise ouvrait la porte de la maison, Claire vit, du coin de l'œil dans le miroir sur la porte de communication entre le couloir et le salon, une grande femme rousse qu'elle ne connaissait pas, habillée d'un tailleur-pantalon noir deux tailles trop grand, un badge de l'ASI accroché en pochette, et derrière elle, Émilie dans les bras de la grande Indienne, qui avait mis son fusil en bandoulière à son épaule.

— Que s'est-il passé ? fit la rousse, d'un ton qui se voulait badin.

Claire vit Lise qui refermait la porte derrière eux tandis qu'avec une discrétion de prestidigitatrice, la rousse sortait de sa poche un petit revolver noir et le cachait dans les plis de sa veste. Claire se recula pour sortir de l'angle du miroir, calculant que le salon était beaucoup moins éclairé que l'entrée et que ce contraste la rendait invisible. Prenant conscience qu'Esmeralda était juste là, derrière elle, elle s'accroupit et murmura vivement, sans lâcher le faux Durand des yeux :

— Esmeralda, va dans la cuisine !

Elle entendit avec soulagement les petits pas de l'enfant qui obéissait. Incroyable, pensa Claire, le cœur battant, car elle était certaine que sa fille n'aurait jamais obtempéré ainsi. Juste à temps : les pas dans le couloir s'approchaient. Le faux Colonel Durand mit ses mains sur ses hanches en repoussant les pans de sa veste, d'une façon si décontractée... que Claire visualisa qu'il était droitier, et qu'il avait une autre arme cachée dans son dos, au moment où la rousse, qui poussait gentiment devant elle la grande Indienne avec Émilie dans ses bras, fit irruption dans la pièce en disant sur le ton d'une conversation mondaine :

— Ah, nous voici dans le salon, alors ?

Le faux Durand, croyant pouvoir profiter de la diversion, passa sa main dans son dos sous sa veste. La rousse qui tournait la tête vit Claire, et elle se décala adroitement pour venir derrière l'Indienne, levant son revolver dans l'intention évidente de tirer sur Claire. Claire abattit le faux Durand d'une balle dans l'épaule droite alors qu'il sortait sa seconde arme. Puis elle tourna sa mire vers la rousse, mais celle-ci s'était effectivement cachée derrière l'Indienne et Émilie, et elle fit feu. Claire encaissa l'impact en pleine poitrine. Elle roula au sol, le souffle coupé, tandis que la rousse tirait deux coups supplémentaires qui la manquèrent. Émilie hurlait de terreur, et ce fut peut-être ce cri qui donna à Claire le petit surcroît de force pour lever à temps son regard et ses bras tendus vers la rousse. Celle-ci marchait vers Claire en baissant son canon pour lui donner le coup de grâce à bout portant. Claire lui flanqua trois balles dans la poitrine et la tête. La rousse tomba en arrière comme une patineuse maladroite, en tirant deux coups dans le plafond. Son corps fit un grand bruit en s'abattant sur le sol entre Claire et l'Indienne. Sidérée, couverte de sang et de cervelle, celle-ci pressait contre elle une Émilie dont le hurlement s'arrêta net. Une pluie de plâtre descendait du plafond. Claire bondit sur ses pieds. Elle braqua aussitôt le faux Durand qui avait fait le tour du canapé, au moment où il se baissait pour ramasser son arme tombée au sol. Il vit qu'elle était prête à tirer, mais il tenta quand même sa chance. Claire le foudroya en tirant à nouveau trois fois. Son sang aspergea la bibliothèque qui tomba sur lui, livres et bibelots pêle-mêle, dans un grand bruit. L'Indienne considérait Claire avec des yeux exorbités de stupeur. Esmeralda cria à son tour dans la cuisine, de son cri à vriller les tympans, et qui dura quatre bonnes secondes.

— Esmeralda ! cria Claire, reviens !

Alors, comme Esmeralda arrivait, courant comme un chien fou en faisant claquer ses petites chaussures, se jeter dans les jambes de Lise qui la souleva dans ses bras, Claire se tourna vers l'Indienne. Celle-ci avait posé Émilie au sol et était en train d'entreprendre de se saisir de son fusil resté pendu à son épaule. Elle s'arrêta en voyant que Claire la tenait en joue de son arme fumante, et elle monta ses mains sur sa tête casquée. Elle tremblait, mais son regard noir semblait calme. Émilie courut en criant Maman, et Claire l'accueillit dans ses jambes. Claire demanda à l'Indienne :

— Vous les connaissiez ?

L'Indienne secoua la tête, à l'occidentale, un geste exagéré pour ne pas risquer d'être mal compris.

— C'est la première fois que je les vois.

— OK. Gardez vos mains sur votre tête, le temps que je comprenne mieux ce qui se passe.

Claire prit deux grandes respirations. Elle s'agenouilla pour serrer sa fille dans son bras libre. La radio de l'Indienne crachota une question.

« Répondez-lui que tout va bien, ordonna Claire.

L'Indienne secoua la tête. Claire vit que son regard descendait et se fixait sur la trace de l'impact dans le gilet, entre les seins de Claire.

— Je suis désolée, mais c'est précisément ce que mon devoir et la logique m'interdisent de faire, répondit-elle d'une voix tremblante, mais déterminée.

— OK. Je vous explique. Ces deux personnes étaient de faux officiers de la sécurité intérieure de l'ASI.

— J'ai personnellement vérifié leurs identités.

— De toute évidence, votre accès à la base de données de l'ASI a été falsifié.

— En admettant que ce soit la vérité, votre identité pourrait être fausse pour la même raison.

— Réfléchissez. Si j'étais du mauvais côté, je vous aurais abattue.

— C'est sans doute ce qu'ils m'auraient dit s'ils avaient eu le dessus, répliqua-t-elle avec insistance, et une logique impeccable. En même temps, Claire sentit que ses doutes étaient plus théoriques qu'autre chose. Elle baissa son arme et se tourna vers Lise.

— Dites-lui.

— Je la connais très bien, affirma Lise avec force, c'est l'officier Claire Gustafson de la Sécurité Intérieure de l'ASI, en charge de notre protection.

L'Indienne enleva ses mains de sa tête casquée tandis qu'on tambourinait à la porte.

— Kavitha ? cria un homme derrière le vantail.

— Allez leur ouvrir, fit Claire à l'Indienne.

Les trois soldats pénétrèrent dans la maison sur le qui-vive. Claire les laissa arriver jusqu'au salon et dit de sa voix la plus autoritaire :

— La situation est sous contrôle. Sergent, ramassez ces armes et faites-moi enlever ces corps.

Ensuite, elle appela Morgan.

« J'y suis, fit-elle.

— Tout va bien ?

— Oui.

Mais Morgan fronçait les sourcils, elle voyait les soldats qui s'affairaient derrière Claire dont les pupilles étaient dilatées par la drogue.

— Tu en es bien certaine ?

— J'en suis certaine, répliqua Claire un peu trop vite : il n'était pas facile de s'exprimer sous l'emprise de cette substance. Elle fit tourner le téléphone pour montrer Esmeralda dans les bras de Lise.

« Quand arrives-tu ?

— Je te ferai signe.